Le matin du 3 mars 2015, tout est en place. La communauté, pleine d’espoir, est réunie et l’un des leaders s’est rendu sur les berges du fleuve Magdalena Medio pour accueillir les représentants de la Defensoria del Pueblo de la région du Magdalena Medio, l’organe étatique chargé de surveiller le respect des droits de l’Homme et de favoriser leur mise en place. La communauté attend avec impatience cette réunion agendée suite à l’émission d’un avis de risque par la Defensoria concernant la communauté. « Enfin, enfin quelque chose de positif. Dieu sait ce qu’il fait ! C’est un signe que les choses commencent à changer ! », déclare l’un des leaders de la communauté. Malgré les appréhensions, on sent la motivation de la communauté et la bonne humeur règne.
Le 22 janvier 2015, la Defensoria del pueblo avait émis une alerta temprana concernant la communauté du Guayabo, en raison de l’environnement à haut risque dans lequel vit la communauté. Les paysans de l’AGROPEGU (l’organisation agricole et de pêcheurs du Guayabo), qui réunit environ 90 familles, sont en effet en conflit avec un grand propriétaire terrien qui souhaite les déloger de leurs terres pour y développer une agriculture extensive. La population de la communauté a subi un grand nombre de menaces de mort et de déplacement, de destruction de ses propriétés et de confiscation de terres de la part de l’entreprise de sécurité privée engagée par le grand propriétaire. Par ailleurs, la sécurité alimentaire de la communauté reste précaire, les paysans renonçant parfois à cultiver leurs parcelles par crainte d’agressions.
Ce 3 mars 2015, la Defensoria del pueblo a organisé la réunion qui se tient dans la communauté en présence des différentes autorités municipales, départementales et nationales ainsi que les deux parties en conflit (la communauté et le patron de l’entreprise de sécurité privée). L’objectif est d’adopter des mesures de prévention et de protection effective pour la sauvegarde des droits fondamentaux de la vie, de la liberté, de l’intégrité et de la sécurité personnelle de cette communauté.
Depuis la réception de cet avis, la communauté du Guayabo a repris espoir. Elle a minutieusement préparé la réunion en choisissant avec soin l’endroit dans lequel elle va se dérouler l’événement, les intervenant-e-s et les thèmes qu’elle souhaite aborder. Ce 3 mars, la communauté peut compter sur la présence de plusieurs internationaux, chargés de leur garantir une certaine sécurité, de documenter la réunion et de marquer leur solidarité.
Le bateau s’approche. Plus de 60 militaires et policiers en descendent et encerclent le village où vit la communauté. La délégation sort enfin, escortée par les forces de l’ordre et se rend non pas à l’endroit choisi par la communauté mais dans l’église du village. La partie adverse, le représentant de l’entreprise de sécurité, les accompagne. C’est la surprise totale! La réaction ne se fait pas attendre, la communauté se sent offensée : « Ça y est ! La corruption ne s’arrêtera jamais ! Ils sont de son côté ! Ça ne sert à rien cette réunion, il n’y a pas d’impartialité !», s’insurge un membre de la communauté du Guayabo.
La réunion démarre dans une certaine agitation. La communauté découvre alors qu’une convocation à un sous-comité de sécurité a été lancée le jour précédent réunissant toutes les personnes présentes à l’exception d’eux-mêmes, ceci afin de préparer la réunion. Durant celle-ci, la partie adverse est parvenue à criminaliser la communauté de paix en la présentant comme un groupe insurgé sans qu’elle-même puisse se défendre. Dès l’ouverture de la réunion, le maire résume les propos tenus durant la rencontre du sous-comité de sécurité tout en légitimant le dispositif de sécurité déployé.

Malgré l’escorte armée, aucune intervention n’est faite contre les déprédations en cours ©Tatiana Rodriguez/2015
La réunion se déroule depuis déjà une heure lorsque les cloches retentissent, entraînant une agitation. La communauté se rend compte que des employés de l’entreprise de sécurité ont profité de la tenue de la réunion pour détruire des délimitations et des arbres sur leurs parcelles. Elle en informe les personnes participant à la réunion, mais personne ne réagit. Les esprits s’échauffent, les membres de la communauté s’agitent et commencent à s’énerver. La réunion est levée : aucune décision n’a été prise. Tout est reporté.
Chape de plomb sur la communauté. Les membres de la communauté sont tristes. Tous avaient mis de grands espoirs dans cette réunion qui devait mettre fin à la situation de lutte quotidienne pour la survie. Face à cette réalité, la communauté se sent abandonnée, désillusionnée, dupée. Des voix s’élèvent : « Si le sang jaillit ici, ce sera uniquement la responsabilité des autorités civiles et militaires qui ne veulent pas prendre de mesures de protection ! ». En voyant s’éloigner le bateau qui emmène les représentants de la Defensoria, la partie adverse et les forces de l’ordre, la frustration atteint son apogée : « Vraiment, merci d’être venus, vous êtes des pourris !», « C’est une blague ! », « Et nous, qui nous protégera ? Ah mais ce monsieur, bien sûr, il a besoin de votre protection, lui! ».
La journée se termine sur un sentiment d’amertume. La réunion qui avait été perçue comme une possibilité de diminuer le sentiment d’insécurité autant émotionnelle qu’alimentaire pour la communauté s’est déroulée selon le pire des scénarios. L’institution en charge de contrôler la protection et le développement des droits de l’Homme, qui a elle-même émis l’avis de haut risque anticipé, est partie sans même prendre acte de la nouvelle infraction commise pendant la réunion. Le bilan est lourd pour la communauté du Guayabo. Elle ne peut compter sur un appui des institutions étatiques pour améliorer sa situation et, pire, elle doit constater que celles-ci soutiennent clairement la partie adverse. On est loin de l’espoir de garantie de protection étatique dont rêvait la communauté le matin-même encore.
Tatiana Rodriguez Diaz, Guayabo, 12 mars 2015
[1] Jeu de mots de la communauté du Guayabo. En effet, “Guayabo”, le nom du village où habite cette communauté colombienne de la région du Magdalena Medio (département de Santander, municipalité de Puerto Wilches), signifie également tristesse, désillusion.