Vendredi 3 septembre 2015, les travailleurs de l’entreprise Aportes San Isidro ont brûlé la maison et tous les biens d’Eliodoro Mercado et de sa famille, habitants de la communauté de Las Pavas. Comment les communautés de paix réussissent-elles à maintenir leur stratégie de résistance non-violente face à ce harcèlement, s’interroge Tatiana, qui a accompagné la communauté en 2015.
Imaginez : vous êtes paysan et votre terre, c’est votre vie. Vous partez travailler votre parcelle que vous partagez avec la communauté dans laquelle vous vivez. À votre arrivée, le chef de sécurité privée de l’entreprise d’huile de palme qui tente de s’accaparer vos terres est déjà sur place avec des travailleurs des communautés voisines. Ils vous narguent avec un ton provocateur et agressif.
Soudain, la police arrive et déclare qu’elle vient protéger le photographe de l’entreprise qui vous menace pour lui permettre de vous prendre en photo sans confrontation. Vous tentez d’expliquer le problème et, qu’au fond, c’est vous la victime !
Une dispute s’ensuit où chaque partie maintient sa position. Lorsque vous vous rendez compte que la confrontation pourrait devenir violente, vous décidez de rappeler à chacune des personnes de votre communauté présentes quelle est votre stratégie. Chacun se tranquillise et la discussion se poursuit. La police vous aide à trouver une solution…
Le lendemain, vous arrivez sur votre parcelle et ils sont à nouveau là. Mais cette fois-ci, ils sont arrivés 1h avant accompagnés d’une trentaine d’hommes supplémentaire. Une dispute éclate à nouveau et vous apprenez que cette idée leur a été donnée par la police elle-même.
Ce que vous venez de vous imaginer, la communauté colombienne de Las Pavas le vit au quotidien. Chaque jour est une résistance, chaque jour demande une adaptation des stratégies pour sécuriser leur lieu de vie, où la justice se fait toujours attendre.
La communauté de Las Pavas vit dans la municipalité d’El Penon (département de Bolivar dans la région du Magdalena Medio). Cette communauté se trouve dans un processus de récupération de ses terres en se basant sur la loi 14481. Depuis 2013, elle a été reconnue premièrement comme victime du conflit interne, puis comme détentrice des terres qu’elle cultive. Mais ses problèmes ne sont pas pour autant réglés. Le risque de déplacement forcé persiste dans un contexte où les droits humains ne sont pas respectés. Avec une reconnaissance légale, les stratégies de revendication de ses droits changent : elles deviennent légitimes et restent non-violentes. Mais jusqu’à quel point une communauté au bord du lâché-prise peut-elle maintenir cette stratégie non-violente? Lorsque le harcèlement est quotidien, comment ses membres gèrent-ils leurs réactions ?
En discutant avec les individus impliqués, nous comprenons qu’il y a des stratégies qui ont été mises en place pour tenter d’éviter tout dérapage. À travers le cri de ralliement PUEBLO ! PUEBLO !, par exemple. En effet, un leader m’explique : « (…) c’est une prise de position, c’est rappeler que nous ne voulons pas de choc et montrer que nous sommes unis et déterminés dans notre objectif commun (…) la récupération de nos vies sans user de la violence… ».
Ce cri de ralliement se rapproche de la philosophie d’action non-violente inspirée par Gandhi. En effet, l’autolimitation qui implique notamment le contrôle du risque de basculement vers la violence, et le fait d’offrir à l’adversaire la possibilité de changer d’avis est inhérente à ce slogan.
Un jour, dans une réunion avec la Defensoria del pueblo de la région du Magdalena Medio, l’organe étatique chargé de surveiller le respect des droits de l’Homme et de favoriser leur mise en place, un leader de la communauté de Las Pavas a pris la parole et affirmé : « Nous vous donnons un an de plus pour nous prouver que nous pouvons faire confiance à l’État. Prouvez-nous que nous avons opté pour la bonne stratégie. Octroyez-nous nos droits, une vie digne sans risque de déplacement forcé permanent. Depuis 2013, où notre communauté a gagné le prix National pour la paix et que nous sommes reconnus comme victimes de déplacement forcé, rien n’a changé ! Nous ne pouvons toujours pas cultiver nos terres et nos droits ne sont pas rétablis ! Notre coupe déborde, elle n’est pas encore pleine, mais elle est sous pression, elle goutte telle des larmes. Dans un an, au prochain cycle de semence, si nous n’avons toujours pas lccès à nos terres, à notre travail, à notre nourriture, à notre vie, nous nous proclamerons république indépendante ! ».
Une seconde réunion interne à la communauté a ensuite été organisée. On s’interroge sur la stratégie à adopter, certains se demandent pourquoi attendre encore un an, d’autres si c’est réellement la bonne décision. Le leader explique qu’ils ne sont pas prêts à adopter un mode de lutte violente. De plus, ils ne veulent pas instaurer un climat encore plus instable et difficile et risquer de détruire ce qu’ils ont construit durant toutes ces années de résistance non-violente. « Si nous ne trouvons pas la justice maintenant, un jour nous l’aurons, il faut se préparer pour ce moment… Dieu sait ce qu’il fait ! Gardons la foi ! …. PUEBLO ! PUEBLO ! », proclame l’un des leaders.
Il exprime en ces termes le fondement de cette lutte non-violente. Le moteur est l’espoir d’un monde meilleur et la stratégie est une cohésion autour d’une cause et d’une stratégie qui trouve écho dans ce cri puissant qui se joue en question-réponse : PUEBLO ! PUEBLO !. Mais le maintien à moyen terme d’un contexte sécuritaire précaire et d’un état de survie pourrait pousser la communauté à se proclamer indépendante.
Le dernier épisode en date de cette mise à l’épreuve de la stratégie de lutte non-violente de la communauté s’est joué ce vendredi 3 septembre 2015. Les travailleurs d’Aportes San Isidro ont brûlé et fait disparaître la maison et tous les biens d’Eliodoro Mercado et de sa famille. Heureusement, sans blessés ni pertes humaines. Jusqu’à quand la communauté arrivera-t-elle à maintenir sa position non violente ? Se proclamer indépendante serait-elle la solution lorsque la justice ferme les yeux ?
Tatiana, le 8 septembre 2015
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1 La loi 1448 a été mise en place en 2011 par le président Santos et traite des victimes et de la restitution des terres. Selon, le rapport de l’Amnesty 2014, le gouvernement Colombien perçoit cette loi comme un mécanisme permettant de faciliter la réparation et la restitution de terres aux victimes du conflit.