La communauté de El Hatillo est une communauté rurale de la municipalité d’el Paso dans le département du Cesar. Depuis 2008, la communauté est en prise dans un processus de déplacement et de réinstallation involontaire pour raison de développement, suite à l’implantation de mines de charbon à ciel ouvert sur les terres qu’elle occupait.
En 2010, le ministère de l’environnement, de l’habitat et du développement territorial (MAVDT) astreint les entreprises Drummond Ltd, Prodeco, Compaña de Carbones del Cesar et Emcarbon SA[1] à relocaliser la communauté dans les deux ans, compte tenu de la détérioration de l’environnement, de la santé et des sources de revenus, engendrées par les exploitations[2]. Une décision qui marque le début de la réinstallation involontaire de El Hatillo, premier exemple de ce type en Colombie. La réinstallation involontaire est une mesure élaborée en adéquation avec les recommandations de la Banque Mondiale et la Banque Interaméricaine de Développement qui vise à encourager les projets de développement tout en améliorant les conditions de vies des populations touchées par les effets négatifs de ceux-ci. Depuis l’entrée en vigueur de la résolution, le processus de réinstallation a avancé à pas comptés alors que de nombreuses irrégularités de procédure étaient dénoncées[3]. Lorsque nous nous rendons dans la communauté en mars 2017, celle-ci demeure située au cœur des exploitations minières. Une première table de négociation avec les entreprises est prévue pour début mai.
Nous arrivons en milieu d’après-midi à la Loma, une petite ville de la municipalité d’el Paso. Ce qui n’était au départ qu’un modeste village sur les plaines du Cesar s’est converti, depuis l’arrivée des mines, en une localité dynamique et fourmillante. En quelques années, la population s’est décuplée, les prix ont flambé. Quelques kilomètres avant la Loma, on découvre le diaporama saisissant créé par les exploitations minières: d’immenses collines couleur gris et rouille ont été formées par les déchets émanant de l’extraction. A leurs pieds, la ville se meut au rythme des quelques vingtaine de milliers d’ouvriers employés par les mines. Cette nouvelle population a radicalement transformé la nature de la ville, les magasins, les bars, les restaurants et autres lieux de divertissement se sont multipliés. Dans les rues de la ville, nous voyons passer des hordes d’hommes vêtus de la combinaison de chantier, munis de casque et de gilet fluo. Au centre-ville, il y a foule dans les nombreux bars: la Colombie joue contre l’Équateur pour les qualifications à la Coupe du Monde.
Nous rejoignons notre coordinatrice de PAS (Pensamiento y Accion Social), dans un hôtel en périphérie de la ville. De là, nous nous rendons en mototaxi à El Hatillo. Après avoir quitté l’asphalte de la ville, notre taxi débouche sur une piste couleur pourpre qui longe l’une des exploitations. Dix minutes plus tard, nous arrivons dans le village. Il est composé de ruelles de terre ocre, parsemées d’herbe deci delà. Une continuité s’aperçoit entre le sol et les façades des habitations. Certaines sont construites en briques, mais la plupart sont constituées de murs en terre, soutenus par une armature de bois en treillis et surmontées de toits de tôles. Dans le centre du village, une aire de jeux flambant neuve vient contraster avec cette concordance, les modules sont métalliques et arborent des couleurs vives et fraîches. Une plaque en métal explique la raison de cette dissonance : le lieu est un cadeau de Prodeco pour les enfants de El Hatillo. Une maigre consolation considérant qu’elle prend place dans une procédure qui dure depuis plus de sept ans et qui n’a toujours pas trouvé d’issue.
Dans le village, les animaux sont nombreux et se meuvent le long des rues et dans les patios. Malgré la rareté de l’herbe, des vaches et quelques cochons paissent sur le terrain de foot et viennent remémorer une prospérité et un mode de vie passé. Installée sur ces terres depuis plus de deux générations, la communauté a toujours vécu de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche. Les habitants perpétuent ce mode de vie et tentent de conserver un minimum de bétail pour subvenir à leurs besoins. Cependant, dans les faits leurs moyens de subsistance ont radicalement changé. En effet, la communauté de El Hatillo avait développé son activité sur des terres inoccupées (baldios), un statut très courant en Colombie, qui les fait appartenir à la nation et qui les placent du même coup sous la gérance de l’Etat. Dès lors, l’avancée des mines au cours des années a signifié pour la communauté le recul des terres dont elle bénéficiait jusqu’alors. La plupart de leurs parcelles ont été absorbées par les exploitations. En moyenne, chaque famille jouissait approximativement de 25 hectares, aujourd’hui, cette surface s’élève à 1.5 hectares. Les conséquences de tels changements sur la sécurité alimentaire de la communauté, tant que sur sa manière de vivre, sur sa culture et sa tradition, sont considérables. Selon l’étude réalisée pour la réinstallation, la communauté produisait avant 2009 jusqu’à 70% de ses besoins alimentaires, et achetait les 30% restant. Désormais, ce pourcentage est inversé et la communauté est en mesure de couvrir moins de 30% de ses besoins par l’autoproduction[4].

Un terrain de foot dans El Hatillo © Antonin Lorenzini, 2017
La précarité est perceptible, et les membres de la communauté s’inquiètent de son aggravation progressive. En 2013, les habitants se déclarèrent en crise alimentaire. Depuis, malgré les différents projets productifs mis sur pieds en collaboration avec les entreprises pour atténuer la fragilité économique de la communauté, il reste clair pour celle-ci que le seul salut à long terme demeure dans la perspective du Nuevo Hatillo. Dès lors, la question fondamentale est bien de savoir quelles seront les caractéristiques de ce nouvel habitat et dans quelle mesure il sera à même de réhabiliter une existence et les moyens de production perdus. Dans ce contexte, le tiraillement pour la communauté, et plus encore pour les leaders de celle-ci, implique de continuer à poursuivre le processus de négociation afin que celui-ci aboutisse au mieux et dans les plus courts délais, tout en s’efforçant d’assurer un niveau de vie supportable dans le contexte actuel. Un écartèlement, pourrions-nous dire, qui consiste à jongler entre un présent précaire qu’on espère des plus provisoire, et un avenir permanent qu’on espère meilleur. Par ailleurs, les garanties concernant l’avènement de cet avenir sont, elles, des plus fébriles.
Depuis la date fatidique de 2012 qui avait été promulguée par la résolution de 2010, cinq ans ont passé sans qu’un accord soit conclu. Selon les membres de la communauté, cette attente interminable est bien une stratégie menée par les mines, qui vise à retarder l’accord sur la réinstallation de la communauté, afin que celle-ci finisse par accepter des conditions moins avantageuses. Par ailleurs, des rumeurs commencent à circuler. Elles accusent au contraire la communauté, ainsi que les ONGs qui la supportent, de freiner le processus. Ces accusations prennent place dans un contexte où certains propriétaires de El Hatillo n’aspirent pas à une réinstallation, mais espèrent obtenir une compensation financière de la part des mines. C’est le cas notamment de nombreux individus ne résidant pas dans le village, qui ont contracté des terres dans le but d’en tirer un profit substantiel lors de la vente. Les intérêts pluriels créés par cette situation ont formé un terreau fertile à la croissance des agressions à l’encontre de la communauté.

Une fresque dans le village de El Hatillo © Antonin Lorenzini, 2017
La question de la sécurité s’est empirée de façon inquiétante depuis 2015. Certains leaders de la communauté ont commencé à recevoir des messages de menaces, sous forme d’appels anonymes ou de lettres déposées à leur domicile, les appelant à accélérer les négociations. Par la suite, des membres de la communauté ont signalé aux autorités le passage nocturne d’hommes encagoulés dans le village et les patios, ou alors, ont dénoncé se faire suivre par des individus en moto. Le niveau de violence arrivera à son paroxysme le 7 janvier 2017, lorsque Aldemar Parra, l’un des leaders de la communauté, sera retrouvé assassiné par balles sur le chemin menant au village[5].
Depuis, la communauté est restée dans un état d’anxiété permanent. Des hommes de l’extérieur se sont installés dans le village, et veulent y acquérir une parcelle. Ils disent travailler en tant que sécurité privée pour une ferme d’élevage des environs. Ils se montrent très présents, passent dans les rues, entrent prendre le café chez certains habitants. Lorsque l’on tente de s’informer à propos de ces nouveaux arrivants, certains membres de la communauté ne nous donnent aucune information ou ignorent la question. Les quelques personnes qui se risquent à nous en parler, le font en se rapprochant et en chuchotant de peur d’être entendues aux alentours. Pour eux, ces hommes sont d’anciens paramilitaires bien connus dans la région. Les gens le savent, ils ont fait partie des soldats d’alias El Tigre, l’un des chefs des Autodefensas (AUC), principal groupe paramilitaire du pays officiellement démobilisé depuis le début des années 2000.
Les motifs d’inquiétude pour la communauté ne tariront pas. Trois mois après l’assassinat d’un de leurs membres, l’une des leaders continue de se voir fréquemment suivie par des hommes à moto. Elle doit prendre la fuite un jour où ils tentent de lui bloquer la route alors qu’elle rentre chez elle. La communauté tente de ne pas verser dans la peur et de continuer la lutte. Cependant, dans le village on évite de sortir une fois la nuit tombée. La persévérance qu’a démontrée la communauté durant ces sept dernières années tend à s’effriter, limée par un climat de tension et de doute. Les attaques ont exacerbé les conflits internes et érodé la confiance ainsi que l’investissement de la communauté et des leaders dans la lutte. L’une des leaders de la communauté nous avoue: « Je n’en peux plus, un mort de plus et moi je m’en vais ». Le risque que la réinstallation involontaire glisse vers un déplacement forcé est imminent. Et dans ce contexte qui porte préjudice à la dignité, à la sécurité et à la vie de la communauté, chaque jour d’incomplétude des accords renforce la possibilité d’un tel glissement.
Le 9 mai 2017, s’ouvre le premier jour des tables de négociation avec les entreprises minières. L’agence gouvernementale qui a défini le déplacement est absente. On laisse à la communauté le soin de négocier les modalités de sa réinstallation, sans contrôle extérieur. C’est toute la permanence du mode de vie que la communauté aspire à retrouver qui est remis en question, dont la valeur semble niée, ou simplement suppléée par la fièvre du charbon dont tout le monde semble tirer profit à part elle. Car en effet, selon les normes internationales en vigueurs, les bénéfices pour la communauté doivent justement être un moteur de la réinstallation qui doit permettre, dans les faits, « d’améliorer les conditions de vie » de la communauté. Dans la pratique, toute la lutte que celle-ci doit mener consiste à concrétiser ce droit qui leur a d’ores et déjà été octroyé, mais dont l’implémentation est freinée par des divergences d’interprétation. Pour la communauté, au-delà des aires de jeux dont elle peut bénéficier, le facteur central de cette amélioration n’est autre que la surface de terre productive qui devra lui permettre de subvenir sereinement à ses besoins.
Au deuxième jour des négociations, cette question épineuse des surfaces de culture assurée à la communauté révèle la mesure d’une des mésententes fondamentales entre les parties. Les uns demandent la réattribution d’une quantité de terre leur permettant de retrouver au moins une partie du niveau de leurs activités passées, les autres se refusent à compenser une surface de terre dont la communauté bénéficiait sans qu’elle en soit propriétaire. Concrètement, les entreprises ne semblent pas disposées à considérer davantage que 3 hectares par famille (contre les 24 dont elle bénéficiait en moyenne). Les leaders se refusent à accepter un accord qui, selon eux, engendrerait un état de pauvreté plus critique que celui que la communauté subit actuellement.
En fin de journée, nous rentrons au village après plus de sept heures de négociation relativement infructueuse concernant cette question centrale. Depuis la maison de l’un des leaders, on distingue au loin le grondement sourd des mines qui entaille les sols sans interruption. L’extraction ne prend pas de pause, jour et nuit, des milliers de tonnes de charbon sont extraites de cette terre que la communauté doit quitter. Chez cette dernière, la frustration est palpable. Un sentiment prédomine dans tous les esprits: l’issue favorable parait encore très lointaine. Cependant, le temps qu’ils sont disposés à consacrer à la lutte se réduit de jours en jours. Le temps fait défaut. Le temps pour persister à vivre et à lutter dans un environnement contaminé, un air vicié, une eau polluée; le temps de se maintenir et de subvenir aux besoins de sa famille alors que leurs sources traditionnelles de revenus leurs ont été amputées. Ce sentiment révèle, en filigrane, toute l’incohérence du paradoxe qui voudrait que les responsables de l’atermoiement du processus soient les mêmes qui en subissent chaque jour les effets les plus tragiques. Mais il n’en est rien. L’attente est profondément inégale dans la mesure où elle n’est réellement préjudiciable qu’à une seule des parties. L’attente est inégale, et pour la communauté, ses conséquences sont irréversibles.
Antonin Lorenzini, Barrancabermeja, le 12 juin 2017
Légende, Image à la Une: Une exploitation derrière le village de El Hatillo © Antonin Lorenzini, 2017
[1] Suite à des transformations internes, Compaña de Carbones del Cesar et Emcarbon SA se dénomment aujourd’hui respectivement CNR et Vale Coal Colombia.
[2] Résolution 970 de 2010
[3] Sur le processus de réinstallation voir notamment: PAS, Caracterizacion del caso El Hatillo: Actores, dinamicas y conflictos, Bogota, Octubre 2011 (online).
[4] Equipo asesore de la comunidad de El Hatillo, Concepto y analisis del plan de accion para el reasentamiento -PAR, marzo 2017.
[5] Sur la question voir notamment: Verdad Abierta, Alerta, Comunidad de El Hatillo, en Cesar, esta en riesgo, Publié le 19 janvier 2017 (online).