Après un long périple de cordiaux échanges douaniers et de staticité forcée, je suis enfin arrivée à Bogota pour retrouver Christof, mon coéquipier. La ville dégage ce mélange intrigant et contrasté des grandes villes d’Amérique Latine, entre la musique entraînante à tous les coins de rue et les coups de klaxon, la démarche paisible des habitants et le trafic effrayant, les graffitis colorés et les tours lugubres, les sourires et la pauvreté extrême, les étalages de fruits tropicaux et les nuages de pollution. On est rapidement charmé par la capitale et la diversité qui s’y trouve.
Nous rejoignons le bureau de l’association PAS (Pensamiento y accion social) pour y suivre une formation de plusieurs jours. Alexandra, Betty et Zenaide, toutes trois travaillant pour la défense des droits humains, nous accueillent et nous aident à s’arranger avec les formalités d’entrée et de séjour dans le pays. Eh oui, j’ai une carte d’identité colombienne! C’est peut-être la seule chose qui peut me faire passer pour une bogotana, car ni mon accent râpeux ni la pâleur fantomatique de mon faciès ne sauraient convaincre qui que ce soit, et je ne parle pas de mon sens de l’orientation désespérant dans ce dédale de béton. Nous suivons nos cours avec beaucoup d’attention et en apprenons un peu plus sur le pays, les problématiques générales actuelles et les communautés que nous allons accompagner les trois prochains mois et demi, ainsi que sur notre mission, les protocoles de sécurité, la logistique une fois sur place, etc.
Une semaine après mon arrivée et une nuit de bus, nous arrivons à Barrancabermeja, ville pétrolière surnommée affectueusement « el horno », qui signifie « le four ». Tous les colombiens rencontrés auparavant à qui j’ai avoué aller passer 3 mois et demi de mon existence là-bas ont ouvert d’immenses yeux, dans lesquels se mêlaient la terreur et la pitié, en m’implorant, pour mon propre bien, de fuir cet endroit. Les anciens volontaires, quand questionnés sur leur appréciation de la ville, répondent par quelques secondes de silence hésitant, puis, dodelinant de la tête, empruntés, que « ce n’est pas la meilleure ville, mais il y a pas mal de bus pour en sortir ». Je me réjouissais donc beaucoup de découvrir cette charmante bourgade!
A 6 heures du matin, j’avais déjà le visage collant et les pommettes rougeaudes. Mais ayant survécu à la première journée, je me suis encouragée à survivre aux suivantes. J’ai rapidement accepté ma destinée, à savoir transpirer 4 litres par jour et afficher un visage luisant et bouffi en permanence, et je ne m’en porte pas plus mal que ça. Je trouve même quelque chose de réconfortant dans cette chaleur enveloppante et tenace.
La ville elle-même n’est pas si affreuse. Il faut lui reconnaître un certain charme, et elle offre une vision réelle de ce qu’est la Colombie en-dehors des sentiers touristiques. La musique bat son plein dans les rues, des milliers de scooters et motos se pourchassent dangereusement, slalomant entre les petits taxis jaunes qui tressautent à chaque nid de poule, des arbres et plantes tropicaux bordent les rues, et la route traversant la ville termine au port, qui offre une vue sur la raffinerie pétrolière gigantesque située sur les rives du fleuve Magdalena, lui-même bordé de végétation luxuriante, d’où s’envolent les cigognes et les grues.
Nous partons pour notre première sortie sur le terrain accompagnés de Tatiana et Karin, de l’équipe PWS précédente, qui se relaient pour nous présenter aux communautés. On s’y rend en chalupa, bateau à moteur d’une vingtaine de places qui file rapidement sur le fleuve et offre quelques heures d’une brise bienvenue. Pour rejoindre certains endroits, on emprunte un Johnson, petite pirogue à moteur, ou des motos tout-terrains. Cela peut s’avérer délicat quand on roule plus d’une heure sur des chemins ou sentiers accidentés en portant le sac à dos, les vivres et l’eau, mais les trajets sont en général agréables. Les paysages sont superbes, les couchers de soleil splendides et la tranquillité (parfois trompeuse) des lieux est enivrante.
Chacun de nous transporte un hamac et une moustiquaire dans son sac, que nous suspendons le soir pour dormir, attachant la moustiquaire tout autour et la faisant tenir à l’aide de deux bouts de bois aux extrémités. L’étape clé de toute cette entreprise est de rentrer dans son hamac en se glissant par le trou de la moustiquaire en ayant toutes ses affaires pour la nuit dans les mains, s’asseoir sans tout écraser, déchausser ses tongs en les laissant tomber à un point stratégique afin de les retrouver plus tard sans avoir à crapahuter désespérément en agitant un bras pour les attraper, puis vite refermer le noeud sans laisser les nuisibles saisir cette si belle occasion de se faufiler à l’intérieur. Tout ceci fait qu’on y réfléchit à deux fois avant d’aller aux toilettes pendant la nuit. Mais on dort merveilleusement bien, emballé dans ce cocon soyeux qui se balance au gré des vents, bercé par les bruits de la nature. Si bien qu’il est difficile de se réveiller à l’heure décente des campesinos, à savoir 5 heures du matin.
Les campesinos nous accueillent avec des sourires chaleureux, des mains calleuses nous serrent doucement l’épaule, des yeux pétillants et chacun un petit mot de bienvenue. Leur espagnol est difficile à comprendre les premiers jours, mais on finit par s’habituer à l’accent et aux expressions locales. Rigolards, ils passent leur temps à se lancer des pics affectueuses et à rire aux éclats. Chapeau de paille, machette au côté, jeans rugueux, peau tannée par le soleil, ils sont d’une douceur et d’une simplicité surprenantes. Les côtoyer est un pur plaisir, nous sommes choyés comme des coqs en pâte. Nous mangeons avec eux, passons la journée en leur compagnie et dormons dans leur finca ou au campement, ce qui nous permet d’apprendre à les connaître au fil des jours.
A El Guayabo, Christof et moi aidons à l’installation d’alarmes sonores (enfin, Christof aide), à la distribution de talkie walkie et de lampes frontales. Tout cet équipement est donné par PAS pour la sécurité des campesinos de cette communauté qui subissent des menaces et des attaques fréquentes. Les fincas étant éloignées les unes des autres en-dehors du village, les talkie walkie leur permettraient de communiquer rapidement en cas d’attaques. Les alarmes peuvent s’activer à distance grâce à de petites télécommandes et ont un effet dissuasif sur les agresseurs, mais éveillent aussi l’attention des autres campesinos qui peuvent venir en aide et se rassembler plus rapidement.
Nous portons constamment le chaleco, le gilet vert portant l’insigne de Peace Watch Switzerland, quand nous sommes sur le terrain. Il est notre protection et celle des gens que nous accompagnons, et vise à assurer une certaine sécurité. Les acteurs armés, ne souhaitant pas s’attirer les problèmes que leur causerait une attaque sur un accompagnateur international, se tiennent à distance et évitent les affrontements quand ils le voient.
Je suis rentrée de cette première sortie sur le terrain pleine de motivation et de désir d’en comprendre davantage sur la situation de chacune des communautés, qui est distincte et très complexe dans chacune d’elle. La force et le courage des personnes vivant dans ce contexte difficile sont tout simplement admirables et fascinants.
Judith Bovard, Barrancabermeja, 18 mai 2015